Par Allal Bekkaï
Le temps ensoleillé de cette journée de jeudi 10 Moharram 1440 de l’Hégire, correspondant au 20 septembre 2018 rehaussait l’ambiance de gaieté qui régnait dans le souq de la vieille médina.
La rue Sidi Hamed, plaque tournante du trabendo, était ce jeudi, la « qibla » de la gent féminine, aux côtés de la rue des Frères Benchekra, la Qissarya et la rue commerçante Commandant Lazhari. En raison du rush des femmes, la présence d’un «macho» serait incongrue dans les parages.
Les artères menant à la Souiqa sont devenues piétonnières par la force des choses. Les véhicules qui osaient s’aventurer dans les rues Kaldoun, Mascara ou la Siqaq, risquaient de «s’embourber» parmi la foule bigarrée. A côté du café Romana, deux « hauts parleurs » se disputaient les chalands. Les deux foundouq « Romana » et « Tchiali», ainsi que la coopérative de la mairie servent de dépôt aux vendeurs informels. Le temps, où ces derniers passaient la nuit à la belle étoile la veille de l’Achoura pour réserver son «carré» est révolu. Et pour cause. Aujourd’hui, la distribution de l’espace public se fait à l’amiable, comme par un accord tacite : chacun évolue dans son territoire, sa chasse gardée, loin du «goumroug » et autre concessionnaire à l’exemple des « m’targuia ». Un statut qu’envierait tout commerçant, payant ses impôts et de surcroît concurrencé « déloyalement » jusqu’au seuil de son local…Les pétitions, émanant de « Derb Sidi Hamed » en font foi. De la gargote « Bouziane » s’exhalaient les effluves de la h’rira et des boulettes de viande hachée.
Les deux gargotes jumelles (anciennes vespasiennes désaffectées) à l’entrée du marché couvert, spécialité poissons frits, tenues par le passé par les frères Nini et Hamid(Bessaâd) débordaient de clients alléchés par l’odeur des sardines frites. Ce qui ne manqua pas de nous donner de l’eau à la bouche…Qui se souvient de B’Omar de Rhiba qui offrait à cette occasion des morceaux de «karen »(kalentita) aux enfants du quartier ainsi qu’aux passants ?…Le perron de Blass El Khadem et les escaliers du cinéma « Djamel Tchanderli »(ex-Le Colisée») fermé pour cause de jour férié, étaient littéralement squattés. A côté, « Malabiss el a’ila »(Bouhsina), un véritable mini Tati, était investi par les clientes. Un fourgon de la police est garé en face de l’hôtel Moghreb pour parer à toute éventualité. Les vendeurs de la rue (adjacente) Cd Mokhtar et la rue Ammar Abdelkader (hôtel Majestic), les magasins Tabet , Chaouia, le palais de l’habillement et le bazar voisin Dubaï étaient inscrits sur l’agenda des dépenses dites « nafaqa »…Un jeune vendait même à la criée des packs de… limonade (de qualité douteuse) à 200 DA, comme quoi l’occasion fait le larron. Dans cette effervescence matérielle festive, la petite mosquée Djamaâ Senouci de derb Messoufa et la sereine khalwa Cheïkh Senouci de derb Beni Djemla (El Medress) semblaient se projeter dans une autre dimension, celle-là immatérielle, par rapport à cette giga braderie tumultueuse…
Les boutiques d’articles « islamiques» (vestimentaires et documentaires) de derb el yhoud et derb Sidi Bellahcène diffusaient des psalmodies du Coran et des chants religieux…Les deux magasins « exotiques » (chinois) TOP SHOES de la rue du 1er Novembre ne désemplissaient pas eux aussi. Le magasin de Bendraâ de Bab el Djiad et le kiosque de Addou de la place Emir Abdelkader(Blass) étaient très sollicités :z’labia, « bananes » sucrées et « h’rissa »(chamia) chatouillaient les papilles gustatives d’autant que certains font carême en cette occasion. Quant à la nougat, « el haloua » (confiseries traitées au colorant) , les pommes sucrées, elles sont proposées devant Qahouetnekhla à Bab Sidi Boumediène. Du côté du Mawqaf, un autre parfum, autre que celui des tissus de la Qissaria emplissait l’air : le « bkhour ». Les Deqaq et Seqqat n’y sont pas étrangers. On est au « rayon » cosmétiques traditionnels où le « ghassoul »(en morceau) et le henné (en feuilles et en boîte) sont à l’honneur, quoique nargués par la variété de shampoings frelatés exposés. Selon un ancien épicier herboriste, il vendait il y a quelques années plus de 50 quintaux de «tfel» en cette journée.
Sur la place d’El Medress, c’est le pain maison (matlou’, zraâ et khoubz smid) et les mets traditionnels (trid, messemen et baghrir) qui trônaient sur les étals des vendeurs occasionnels.
Des clients attendaient devant les petites boutiques de la rue Idriss, sises, en face du marché couvert, pour acheter « khobz dar ».
D’autres étaient agglutinés devant les deux fours banals de Derb Lihoud(Blass) et Bab el Hdid pour s’approvisionner en «kaâk» (couronnes de gimblettes)…Le marché couvert (fruits et légumes) grouillait de monde, alors que ses « excroissances» informelles obstruaient la voie publique, favorisant ainsi le travail de la faune de pickpocket et autres vols à l’esbroufe. Souk el ghzel et derb Moulay Tayeb étaient également animés. Business is Business, à l’instar de marché aux puces « Joutia » de Bab Sidi Boumediène. Ici puces renvoient aux NTIC, en l’occurrence, les portables, tablettes, cartes mémoires, appareils numériques…Le flexy (recharge en unités) offert en guise de cadeau s’apparente à une «nafaqa »…
A noter que les « gros» négociants de Tlemcen ont préféré baisser leurs rideaux ce jour-là. Inventaire de fin d’année ou «phobie» (de la meute) des mendiants «déchaînés» à la faveur de l’Achoura ?…La Radio locale de Bel Horizon diffusait une émission sur les us et coutumes liés à la fête de l’Achoura, animée par Samira.
Sur la Place Emir Abdelkader, volant pour la circonstance la vedette aux pigeons animant Blass, un jeune saltimbanque jonglait avec un ballon en faisant des tours d’acrobatie devant un public tout admiratif. Qui lui jette des pièces d’argent dans une boite, qui prend des photos ou filme à l’oeil le spectacle pour le compte de sa page Face book. L’éco bus touristique « Hlilem », garé à proximité de la grande Mosquée, à son bord des visiteurs, s’apprêtait à quitter la place Khemisti pour une excursion (payante) à destination des grottes de Beni Ad(Aïn Fezza) via le Mechouar et Sidi Boumediène.L’après-midi, le public était invité, au Palais de la Culture Abdelkrim Dali d’Imama(Mansourah) pour un spectacles de variétés organisé à cette occasion par l’Association «Ahbab Mansourah » pour les activités culturelles, avec la participation du comédien et animateur Abdelkader Mostefaoui, du mounchid Abdelmalek, des groupes Rissala, Rahala, Ahlem, Ammou Badis(Negadi), entre autres…
Autre temps, autres mœurs.
Jadis, c’est le périmètre en pavé du marché couvert au lieudit Blassqui constituait le pôle d’attraction commercial, à l’occasion de la fête de l’Achoura. Tout le pourtour était occupé pour la circonstance de stands bien achalandés. L’étage supérieur du marché était surtout réservé aux fleuristes et autres fruits exotiques « affichés » par les Sbiâ’et les Boudghène Stambouli et autres européens…Le rez-de-chaussée était occupé par les mandataires (gros). On citera les Abadji, Mesli, Berrezoug,Kerzabi…Le système d’adjudication (concession) était de mise et le droit de place imposé (« el goumrag »). Deux noms émergent dans ce créneau : Charbit (un Juif) et Senni (Arabe) qui fera un émule en la personne de Ba’ Yahia, dit le boxeur… «Un péage » était par ailleurs instauré à Bab Sidi El Baradeï (à l’entrée- nord de la ville) voisine de la prison civile, destiné aux fellahs venant de Ain El Hout ou Ouzidane…Une ambiance de foire régnait autour du marché : le tissu « transféré » de la Qissaria et la vaisselle (porcelaine) étaient en vogue en cette occasion, des articles prisés par la gente féminine. La fabrication locale du « m’lef»(textile) et le légendaire «haïk »Lachachi (soie), outre les somptueux « hdjoub »(tentures) Benkalfate se distinguait par sa qualité supérieure, sa réputation même en dehors de nos frontières.
Tlemcen était à ce titre comme «jumelée» à Cordoue en matière d’artisanat…El Hadja ZhorA’ma (Bouchenak) de R’hiba, Ma’ Tabet de la rue Benziane, Fatma de Hart R’ma, Ammaria de derb Beni Djemla, Kenza de Sidi El Halloui el Bali, Kheïra de R’bat, Aouicha de Sidi Daoudi, Mansouria de Ras el B’har, Bent Benseghir de derb Sedjène, Yamina de derb Sidi el Djebbar, que Dieu aient leur âme, et tant d’autres, ne rataient en aucune circonstance cette tournée «foraine».
Outre le précieux «ghassoul » importé du Maroc ou d’El Bayadh,(où un oued éponyme existe), elles raffolaient des peignes «écolos » de Hadj Deqqaq de la rue de la Siqaq(El Mawqaf) qui les fabriquait à partir de cornes de bœuf que les enfants ramassaient à l’occasion de l’Aïd el Kébir et les troquaient contre des bonbons…Les enfants n’étaient pas oubliés à l’occasion de l’Achoura puisqu’un «rayon» jouets leur était dédié : «mhed » (petit berceau en bois), «qachblissa »(poupées traditionnelles), « tchentchana »(tambourin avec castagnettes), « qarqab »(sabots)… Par rapport à « la’chour’ » (impôt légal), les Tabet Aouel, Lachachi, Aboura, Bendraâ, des commerçants connus sur la place publique à l’époque, entamaient leur inventaire à partir de Aouel mouharrem. Pour sa part, Hadj Lachachi, négociant, évoquera une pratique économique islamique en usage chez les commerçants de l’époque qui entamaient leur inventaire à partir de Aouel mouharrem. Ce qui leur permettait de brader leur marchandise afin d’être à jour au jour «J», autrement dit en règle avec l’obligation de la zakat appelée improprement ou abusivement achoura. Une pratique similaire à celle de Fès et autres médinas du Maghreb, selon lui…Les négociants juifs « composaient» ce jour-là, en faisant même l’aumône. A l’opposé, leurs coreligionnaires démunis profitaient de l’aubaine auprès des musulmans, à l’instar de la soupe populaire (chorba) servie outre mer durant le Ramadhan où des SDF (de confession non musulmane) viennent s’en sustenter.
On raconte à titre d’anecdote qu’un certain «Grippo» qui faisait ostensiblement «l’chour» déclara faillite.
Pour camoufler ses déboires commerciaux, il acheta à crédit des sacs de semoule de chez Benzaken pour «s’acquitter » de sa zakat au vu et au su de tout le monde. Mal lui en prit, car le grossiste israélite le surprit en flagrant délit de «duperie»….
Quant à la distribution de dons, le travail revenait à la célèbre fondation de bienfaisance « El Kheïreya » située à l’impasse des Grenadiers (Zqaq Er-Roumane) dans l’immeuble Haddam, qui, faut-il le noter, ne gérait pas de « soundouq zakat».
Le comité était composé, outre Si Mohammed Merzouk, de Si Abdesselam Boussalah, Si benali Fekhar, le Dr Allel et Kadi Mohammed… Dans ce sillage, munis de leurs hottes de charité, des bénévoles sillonnaient les quartiers en quête de dons en nature en chantant « Aïcha Mimouna »… Photiadis, le docteur à réputation humaniste, le médecin de famille philanthrope « roumi », de Bab El-Djiad soignait gratuitement les démunis ce jour comme il le faisait pendant le mois de Ramadhan.
Il y a avait une sorte de solidarité collective pour venir à bout de la précarité qui était la particularité des citoyens d’alors. La fête se déroulait également en « extra-muros » avec les halqat à Bab Sidi Boumédiène, où les conteurs déclamaient («ga’ch’bou ») la geste tragique de Hosseïn, fils de Ali, gendre du Prophète (QSSL)… Les visites au cimetière Sidi Senouci, à Sidi Boumédiène, à Sidi Daoudi ou « chez » les Chorfa de Aïn El Hout étaient observées ce jour-là, notamment par les femmes. Les zaouïas pour leur part n’affichaient pas de programme particulier à cette occasion, selon un adepte « hebri». Néanmoins, les célèbres Aïssaouas organisaient à cette occasion leur traditionnelle procession avec étendard vert déployé au son des ghaïtas stridentes ; le défilé pittoresque s’ébranlait de Saqaiet Sba’(El Medress) et se dirigeait vers Sidi Boumediène(El Eubad) via Aïn Wazouta et Sidi Boushaq.
A l‘instar de la tournée, taureau en tête, des membres de la confrérie de Sidi Blel qui annoncent la fête annuelle de la «Dardaba » avec leur musique congrégatoire ponctuée de t’bal (tambours) et karkabou (crotales)… Côté culinaire, Ma’KhadoudjaBentLagha de derb Sidi El Ouazzane et Hadja Mrabet de Fekharine, entre autres, préparaient leur couscous de fête « T’am bel qadid ». Ne disait-on pas « khlifetlaïd achoura » (Achoura n’ « hérite-t-elle » pas de l’Aïd el Kebir ?), en référence au «meghrès » du mouton qu’on gardait à cet effet ?…Mais le soir, le repas (dîner) était plus copieux (« dakhmat ») :un ragoût, genre « m’hamar » garni de viande suivi d’une collation « qa’cha » (tbaq de fruits secs, à notamment figues et dattes) comme à Ennayer…Dans les hwaz et badiya(villages), on préparait des ragoûts au poulet…
Une tradition balnéaire «at home » était de mise chez les Tlemceniens, selon Si Mohammed Baghli, chercheur en legs universel. En dépit de l’absence de commodités et de confort(salle de bain), on prenait à cette occasion une douche rituelle, une sorte d’ablution corporelle avec de l’eau de puits (chauffée) suivant la croyance qui dit que ce jour-là, les puits des vieilles maisons seraient directement « connectées» à Bir ZemZem, notamment celles des sanctuaires de saints…A ce titre, l’eau «bénite» serait celle du puits, référence de Sidi Daoudi Ben N’sar feqqaq man hsal (à distinguer de la «baraka » du puits de Sidi Boumediene el m’ghit). Dans ce sillage, les femmes aspergeaient d’eau (on disait «y’zamzmou»), les murs de la maison en guise de bénédiction, selon Si Hamza Cherif, un membre de la khalwa Cheïkh Senouci. L’Achoura était aussi célébrée sous le signe de « hajitekmajitek»(Il était une fois), ayant trait aux « quissas el an’biya’ »( récits prophètiques). A ce titre, dans son livre «Tlemcen dans l’histoire à travers les contes et légendes », Foudil Benabadji fait «parler» (à titre posthume) sa grand-mère Ma’Khiti de Aïn El Houtz qui lui racontait les coutumes liées à l’achoura : «Le jour de l’Achoura, des habitants pratiquaient à l’occasion le Bou Harous, qui n’était rien moins qu’un maléfice que l’on posait dans ou, devant la maison de son ennemi. Il consistait en un petit bout de chiffon, un brin de laine ou un simple fil que le jeteur de sort ôtait de son propre vêtement et enroulait sur un petit morceau de bois.
Pour certains, Achoura était plutôt considéré comme funeste. Aucun mariage, aucune circoncision n’étaient célébrées à ce moment. Les femmes cessaient de s’appliquer du henné et ne devaient pas pousser de youyous de joie. Les hommes ne se faisaient ni raser ni couper les cheveux. Quand l’épouse accouchait au mois de moharrem, le mari était médiocrement content, de même si un animal domestique mettait bas…»
A ce propos, Nouria Mederreg Belkherroubi évoque ce jour-là dans son livre « Tlemcen : Coutumes et traditions » : «Noria, Houria, Zohra et Sa’id font carême depuis maintenant deux jours…C’est donc aujourd’hui Achoura. Zohra, une paire de ciseaux à la main, coupe une petite mèche des cheveux de Noria, et ceux de Houria, puis se retourne vers son mari, et lui demande d’acheter un objet de couleur verte et d’éviter d’acheter des olives et un balai…Zohra explique que cette tradition est liée à une superstition qui dit que si on achète un balai ce jour-là, un membre mâle de la famille disparaitra et que l’objet vert était symbole de prospérité pour l’année à venir, quant aux cheveux, ils pousseront plus vite…Pour Zohra, la tradition ancestrale est une deuxième religion.»
El Hadja Qissi Bent Dib se remémore ce chant de circonstance, style hawfi, dédié à Achoura : «Loukanedjit, m’sabdjit, tabba’t Fatma wa Zohra, Youm Achoura, yana’oura… .»