Universitaire et chercheur au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc) d’Oran, Ahmed-Amine Dellaï est un spécialiste du Melhoun. Il a lancé, il y a quelques mois, un véritable coup de cœur et un appel pour la préservation de ce patrimoine immatériel national à travers la concrétisation d’un projet qu’il caressait depuis des années, la publication d’un diwan national du Melhoun, un travail titanesque qui regrouperait toute la production connue et mal connu de ce trésor menacé de disparition. L’appel a eu un écho favorable sur les réseaux sociaux et dans les milieux académiques et de la société civile, contrairement aux milieux officiels et institutions qui détiennent réellement le pouvoir d’agir et de faire. Sociologue de formation (Es-Sénia/Paris 8), Ahmed Amine Delaï s’est intéressé très tôt aux productions poétiques populaires, notamment le Melhoun dont il a fait son objet principal de recherche. Ce chercheur considère que le corpus poétique maghrébin constitue une masse documentaire qui n’a pas été assez interrogé au triple point de vue anthropologique, historique et linguistique, et mériterait par conséquent un traitement scientifique à la hauteur de sa pertinence comme archive de l’imaginaire et source privilégiée de l’histoire des croyances et des mentalités en Algérie. De plus, la précarité de sa conservation sur des supports matériels dégradés par les siècles — et par conséquent le risque de sa disparition irréversible — rend l’urgence de la collecte, de la publication et de l’étude de ce patrimoine encore plus extrême.

Entretien réalisé par M. Hamouche

Dans cet entretien-express, Ahmed-Amine Dellaï fait le point de la situation et s’exprime sur ses travaux de recherches et la situation du patrimoine immatériel national plus que jamais menacé de disparition face à la vague du modernisme et du manque d’intérêt que lui accordent les milieux « bien-pensants ».
Cap Ouest : Vous avez lancé, il y a quelques mois, un appel pour la sauvegarde du patrimoine El Melhoun. L’appel a-t-il trouvé un écho entretemps ?
Ahmed-Amine Dellaï : malheureusement, je n’ai reçu aucun écho du côté des responsables du secteur. Ma seule satisfaction c’est que mon appel a suscité un engouement certain de la part de la société civile.
C.O : Pourquoi il est indispensable d’éditer un diwan du Melhoun ? Y a-t-il vraiment urgence ?
A.A. Dellaï : Après le Maroc et la Tunisie qui ont édité chacun le leur, il est tout à fait normal que notre pays dispose enfin de son propre diwan national. C’est aussi une manière de marquer son territoire dans cette poésie Melhoun qui est commune à l’ensemble des pays du Maghreb mais n’appartient à aucun en particulier. L’urgence vient principalement du fait qu’il faut se préparer dès maintenant aux futures batailles de paternité qui ne manqueront pas de naître autour de ce patrimoine immatériel. Rappelez-vous simplement ce qu’il s’est passé pour le Raï…
C.O : Ce patrimoine immatériel est-il vraiment en danger ?
A.A Dellaï : Comme je l’ai déjà expliqué, le Melhoun peut disparaître de deux manières différentes : soit avec la disparition des porteurs de cette tradition, quand il s’agit de transmission orale, soit avec la disparition du support écrit, quand il s’agit de manuscrits. De plus, il peut disparaître dans son intégrité textuelle à la suite des altérations que lui font subir les interventions de gens non qualifiés (copistes, interprètes et même anthologistes). Sa disparition sera un coup fatal porté à l’identité linguistique et culturelle de la grande majorité des habitants de notre pays. On ne peut pas continuer à ignorer ce patrimoine qui constitue un référent identitaire et personne ne peux ignorer les conséquences désastreuses de la frustration identitaire.
C.O : Elaborer un diwan du Melhoun est un travail de longue haleine. Comment avez-vous collecté votre fonds documentaire ?
A.A Dellaï : La collecte est un travail difficile, ingrat mais passionnant : j’ai surtout recueilli des fonds manuscrits chez des particuliers mais aussi dans des centres de documentation, principalement à l’étranger.
C.O : Selon vous, comment expliquez-vous l’inexistence de mécènes en Algérie pouvant participer au financement de votre travail ?
A.A. Dellaï : Est-ce que nous les avons sollicités ? Je ne crois pas, mais l’appel est lancé.
C.O : Le Crasc, établissement dont vous êtes affilié, compte éditer les premiers volumes du diwan. Où en est ce projet ?
A.A Dellaï : Ce projet est en bonne voie. Les premiers volumes qui sont censés inaugurer ce « Diwan des poètes de Melhoun en Algérie » seront consacrés à l’œuvre de Sidi Lakhdar Benkhlouf, le poète fondateur, soit un corpus de plus de 200 textes. Nous veillons à ce que ces textes soient établis dans des versions non fautives, accompagnées de notes explicatives.
C.O : En tant qu’universitaire et chercheur, pensez-vous que la culture en général et le patrimoine immatériel en particulier occupent une bonne place dans la stratégie des pouvoirs publics ?
A.A. Dellaï : Pour ma part, je pense que moins l’Etat encadre la culture et mieux elle se porte. A condition que la liberté d’expression et la liberté de création soit garanties. Quant au patrimoine, l’Etat doit soutenir et protéger, d’abord et avant tout, le patrimoine qui est en danger de disparition, en évitant les deux fléaux qui peuvent lui porter préjudice: la folklorisation et la mercantilisation.
C.O : Quelles sont les actions prioritaires à mener pour sauvegarder et réhabiliter tout ce patrimoine ?
A.A Dellaï : D’abord et avant tout, faire appel à l’expertise des spécialistes dans chaque domaine. A eux, ensuite, de fournir un plan de bataille aux décideurs.
C.O : Vous êtes connu pour vos travaux et vos recherches sur le patrimoine immatériel et musical national. Sur quoi vous travaillez aujourd’hui ?
A.A Dellaï : Ce qui me préoccupe, depuis quelques années, c’est ce risque que les textes de Melhoun finissent par devenir indéchiffrables pour les générations actuelles et futures. Sur la base de ce constat, je me suis attelé donc à l’étude de la langue des poètes de Melhoun avec l’ambition de produire un « Dictionnaire de la langue du Melhoun » qui accompagnera et éclairera les obscurités du « Diwan de la poésie Melhoun en Algérie ».