Hafida Benarmas
À travers la démolition de la terrasse du Cintra, c’est toute une mémoire que l’on piétine, on fracture un récit urbain et on abîme un peu plus l’âme d’une ville intellectuelle, ouverte et cosmopolite.
La démolition de la terrasse du Cintra a suscité une profonde indignation parmi les Oranais. Et à juste titre. Cette terrasse n’avait rien de laid, rien d’anarchique. Elle s’inscrivait harmonieusement dans le paysage du boulevard La Soummam, au cœur du centre-ville, bordé de ses immeubles osmaniens au cachet européen assumé. Elle prolongeait naturellement l’histoire architecturale et sociale de cet espace emblématique.
Le Cintra n’est pas un simple établissement commercial. C’est une brasserie légendaire, ouverte au début des années 1920, vers 1921, qui a marqué la vie intellectuelle et sociale oranaise. Lieu de rencontres, de débats et de sociabilité, il a été fréquenté par Albert Camus et par des élites culturelles et intellectuelles. Son décor rétro, inspiré des saloons, avec ses tonneaux en bois et son ambiance singulière, faisait partie intégrante de son identité.
Rénové et rouvert en 2014, le Cintra avait réussi à préserver son cachet parisien tout en proposant une cuisine méditerranéenne contemporaine. Il symbolisait cette continuité fragile mais précieuse entre passé et présent, entre héritage et modernité, qui fait la richesse d’une ville comme Oran.
Plus troublant encore, la terrasse démolie était autorisée. Le nouvel acquéreur du lieu était en possession d’une autorisation délivrée par les services habilités. Alors pourquoi cette précipitation à détruire ? Pourquoi ce zèle soudain, quand tant d’atteintes réelles à l’urbanisme et au patrimoine prospèrent ailleurs dans une indifférence quasi générale ?
Les images de la démolition, massivement partagées sur les réseaux sociaux, ont renforcé le choc. L’une d’entre elles, particulièrement frappante, concentre à elle seule toute la violence symbolique de l’acte : au premier plan, un pied chaussé d’une espadrille, figé dans le geste de destruction ; en arrière-plan, le Cintra, réduit au rôle de décor sacrifié. Une sémantique visuelle qui en dit long. L’espadrille, objet banal, devient le symbole d’un rapport de force, tandis que le bâtiment, déjà relégué à l’arrière-plan, semble disparaître du cadre comme on l’efface du récit urbain.
On parle de réhabilitation, de valorisation du patrimoine, de tourisme culturel. Mais dans les faits, on démantèle ce qui reste de la mémoire vivante. Le Cintra, avec sa terrasse, était l’un de ces repères urbains qui donnent sens à l’espace public et à l’histoire collective. En la détruisant, ce n’est pas seulement une structure que l’on a abattue, mais un symbole.





















