Par Dr Mehdi Souiah
C’est maintenant un fait avéré : parcourir les textes de Mohamed Kali est toujours un plaisir réel. Raï, oh ! Ma déraison pousse ce plaisir à son paroxysme. J’explique pourquoi. Je l’ai lu en enseignant, et c’est en tant que tel que je vous livre ici mon avis.
Ce qui m’a le plus attiré, ce n’est pas tant le style, ni la manière d’écrire (nul besoin de rappeler qu’en matière de rédaction, Kali possède un talent certain) mais plutôt la démarche et le raisonnement que l’ouvrage renferme.
Chronique ? Récit ? Essai ? Je ne saurais le faire entrer dans une case. Le style, parfois en léger décalage avec la rigueur méthodologique qui le soutient, confère au texte un ton singulier. Car, effectivement, il y a plusieurs manières de lire Raï, oh ! Ma déraison. Même si l’on goûte peu l’univers du raï, voire si l’on en ressent une certaine aversion, dès lors qu’on est un tant soit peu bibliophage, on ne peut qu’être emporté par le récit, brillamment mené par Kali.
La première façon de parcourir ce livre serait de considérer le texte comme une mine inépuisable – je pèse mes mots – d’informations, du matériau à l’état brut. En bon journaliste qu’il est, expérimenté de surcroît, Kali, agent du terrain, sait se montrer efficace. Anecdotes, récits, confidences, flair, rumeurs… tout se transforme sous sa plume en arguments, en données précieuses, offertes gracieusement à qui veut les exploiter.
La deuxième manière de le lire serait celle d’une chronique du changement social. On y lit aisément la transformation de la société algérienne à travers l’évolution d’un style musical ; on y perçoit ce qui a pu faire rire, pleurer les Algériens, à travers les extraits de textes qu’il cite. Parfois, on tombe sur des pépites, des détails qui ne peuvent qu’intriguer le sociologue que je suis. Je pense évidemment à ce que Kali « raconte » en page 24 : dans les années 1970, un phénomène voit le jour — une femme qui s’exprime en chanson lors d’une waâda, fête organisée et animée par des hommes, dans un milieu rural où il est mal vu qu’une femme prenne la parole en public. Même si cette information éclaire sur la manière dont les traditions sont négociées, ce que Kali écrit ensuite met en lumière la mécanique même de cette négociation : « la chanteuse, une personne jugée à la vie dissolue, ne pouvait être socialisée qu’en étant mariée au troubadour qu’elle a pour compagnon d’intimité. Cela était une affaire simple puisqu’il suffisait d’un taleb pour prononcer la Fatiha ».
Et puis, il y a ce lien sournois, insaisissable, complexe entre le rural et l’urbain que Kali s’efforce de déchiffrer. L’hypothèse qui se dessine au fil des pages mérite qu’on s’y attarde : le raï est d’origine rurale, du moins dans sa forme trab (terre), qui sous-tend toutes les autres déclinaisons du genre. Ce n’est ni le bedoui, ni l’oranais, ni l’asri (moderne), forme d’expression plutôt urbaine, qui serait à l’origine de ce style musical, mais bel et bien les cheikhates, nées dans les douars reclus et les villages éloignés de toute agglomération urbaine (p.20). Encore une fois, Kali nous livre ce qui pourrait s’apparenter à une preuve : le centre névralgique de la diffusion culturelle reste le monde rural. Ce constat pourrait éclairer bien des représentations du monde, bien des comportements (ne voyez ni dédain, ni mépris dans ce que je viens d’écrire… je reste axiologiquement neutre). Le trab est la source de tout : en l’absence de ce fait, toute analyse sociologique serait forcément amputée.
Changement social, encore et toujours. Il est aussi question de l’apport des femmes à l’essor et à la popularisation de la musique raï, en partie par les thématiques abordées dans leurs chansons. On y chante l’amour, la douleur de la perte de l’être aimé, mais aussi… l’injustice, l’ordre établi, le patriarcat.
La société évolue, et avec elle les textes chantés. À ce sujet, le cas Boutaïba mérite d’être mis en exergue. Dans l’une de ses chansons, Boutaïba chante : « Hadmou houmetha w khalou darha… Sghira w hajala, tabaâha el hemm ». Kali note que si, à sa sortie, cette chanson avait dérangé, c’est parce qu’elle faisait dans la dénonciation du patriarcat et du machisme (p.60).
Ce qui est appréciable dans l’écriture de Kali, c’est qu’il aborde des questions d’une extrême complexité avec une lucidité et un calme des plus étonnants. Dans le chapitre intitulé Le raï certifié politiquement correct, il s’attaque sereinement à une question souvent redoutée : situer la production artistique dans son contexte politique. Même si Kali précise dès l’ouverture du chapitre que « le raï et la politique ont toujours fait deux » (p.89), il est intéressant de lire comment les acteurs de ce registre ont su s’adapter aux différentes ères politiques, depuis la naissance de la musique raï. Cela dit, même en étant « une plantule affairée juste à assurer sa survie » en parlant du raï est des chanteurs raï, Kali ne manque pas de rappeler l’épisode de Cheb Azzeddine Chellfawi, qui a utilisé le raï comme tribune de dénonciation de l’injustice, ou encore la faucheuse des années 1990, qui a emporté plusieurs vedettes du genre : Hasni, Rachid Baba Ahmed…
La dernière manière de lire ce livre serait la mienne : celle d’un enseignant en anthropologie, qui, dès la rentrée, souhaiterait le proposer à ses étudiants. Et ce n’est pas sans raison. Mes collègues seraient sans doute d’accord avec moi pour dire que cet essai détient un potentiel ethnographique certain. Il permet de saisir le phénomène raï à bras-le-corps, une pratique qu’on ne peut isoler de son environnement social, et qu’on ne saurait comprendre sans prendre en compte les différents aspects de la vie collective : l’économique, bien évidemment, mais aussi le politique, le symbolique, le rapport au sacré, et la représentation du profane. Par ce livre, Kali est parvenu à démontrer que le raï est un phénomène social total, comme dirait Marcel Mauss.
En refermant Raï, oh ! Ma déraison, on est traversé par ce sentiment d’avoir accompli un périple qui outrepasse les frontières de la musique, d’avoir sillonné des ruelles, des douars, des lieux de fête, et même pénétré l’intimité des voix qui portent cette mémoire vivante. Par ce livre, Kali nous place face à un monde en pleine mutation, nous invitant, par la même occasion, à réfléchir à ce que nous sommes. Pour moi, c’est un ouvrage à lire et à relire, à fredonner, non pas comme un requiem, mais comme une jolie ode à l’espoir.